Arrêt du 1er juillet 2015 : les négociations commerciales 2016 placées sous le contrôle du déséquilibre significatif ?

delesalleDimitri DELESALLE
Avocat associé
Cabinet DS Avocats
Intervenant à la conférence Négociations commerciales 2016 des 28 et 29 septembre 2015

Suite à une nouvelle action judiciaire du Ministre de l’Economie contre le GALEC (LECLERC), la Cour d’appel de Paris a rendu, le 1er juillet 2015, un important arrêt qui, au-delà du montant exceptionnel des restitutions accordées (Plus de 61 M€ à 46 fournisseurs), pourrait (s’il est confirmé par la Cour de cassation) marquer une étape essentielle dans les négociations commerciales entre fournisseurs et distributeurs.
I. LES FAITS
Au cours du premier semestre de l’année 2010, les services de la DGCCRF ont contrôlé 300 contrats signés entre le GALEC, société coopérative groupements d’achats des centres LECLERC, et 96 de ses fournisseurs.

Suite à ce contrôle, le Ministre de l’Economie a assigné, le 16 août 2011, le GALEC devant le Tribunal de commerce de Paris, sur le fondement de l’article L. 442-6-I, 2° du code de commerce qui prohibe le fait d’imposer ou de tenter d’imposer à un partenaire commercial, des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.

Selon le Ministre, le GALEC aurait imposé à 46 de ses fournisseurs :

– le paiement, dans 118 contrats, 70 conclus en 2009 et 48 conclus en 2010, au titre de Conditions Particulières de Vente (CPV), d’une ristourne de fin d’année, dite RFA GALEC, conditionnelle moyennant des contreparties fictives dans 109 contrats, ou inconditionnelle, c’est à dire dépourvue de toute contrepartie, dans 9 contrats,

– le paiement de la RFA GALEC par acomptes mensuels exigibles le 1er du mois, soit dans un délai plus court que le délai de paiement des marchandises,

– le paiement de la RFA GALEC étant exigible, dans les 109 contrats dans lesquels la RFA GALEC est stipulée « conditionnelle », avant même que la condition qui subordonne son octroi ne soit réalisée,

Le Ministre a demandé au Tribunal de commerce de Paris de juger que crée un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au profit de la société GALEC, l’obligation à la charge des fournisseurs de :

– verser les RFA GALEC calculées sur le chiffre d’affaires de l’année en cours, soit en contrepartie de la constatation d’un courant d’affaires non chiffré, soit en contrepartie de la constatation d’un chiffre d’affaires limité par rapport au chiffre d’affaires réalisé l’année précédente et sans commune mesure avec le chiffre d’affaires prévisionnel, soit sans aucune contrepartie,
– verser des acomptes mensuels prévisionnels de ristournes avant le paiement des marchandises,

– verser des acomptes mensuels prévisionnels de ristournes alors que l’engagement du distributeur ne sera effectif qu’à la fin de l’année.

Par un jugement rendu le 24 septembre 2013 , le Tribunal de commerce de Paris avait débouté le Ministre de l’Economie de l’ensemble de ses demandes en considérant notamment que la notion de déséquilibre significatif ne saurait être étendue comme pouvant porter sur l’adéquation du prix au bien vendu. Pour le Tribunal, les réductions de prix, rabais, remises et ristournes étant des composantes de la détermination du prix, le juge ne peut pas exercer un contrôle sur ces éléments sur le fondement du déséquilibre significatif.

II. LES QUESTIONS POSEES A LA COUR
Le GALEC affirmait à nouveau en appel que le débat sur la RFA GALEC est une discussion sur le prix des produits, puisque la ristourne RFA GALEC participe à la fixation du prix de vente de ces produits, dont elle est une composante en raison de la réduction de prix qu’elle constitue. Or, selon lui, l’article L. 442-6-I-2° du code de commerce ne permet pas de remettre en cause le prix de vente des marchandises, et donc de remettre en cause la ristourne RFA GALEC, composante du prix de vente des marchandises vendues aux centres E.LECLERC.

Selon le GALEC, la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 13 janvier 2011 empêche que ce qui est expressément exclu du contrôle judiciaire par l’article L. 132-1 du code de la consommation (la libre fixation du prix des marchandises), soit contrôlé judiciairement sur le fondement de l’article L. 442-6-I-2° du code de commerce. Les dispositions des articles 1591 du code civil et de L. 410-2 du code de commerce interdisent également au juge de modifier le prix de la vente.

Ainsi, est posée à la Cour, la question essentielle de savoir si, à travers la nouvelle prohibition du déséquilibre significatif instaurée par la loi n°2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie dite « LME », le juge peut ou non contrôler le prix convenu et, plus précisément les conditions commerciales négociées par les Parties dont les « Conditions Particulières de Vente » (CPV) qui constituent désormais le cœur de la négociation commerciale entre les fournisseurs et les distributeurs.

Par ailleurs, le GALEC considérait que la ristourne RFA GALEC constitue une réduction de prix qui n’a pas à être causée en ayant pour contrepartie une « obligation » du distributeur à l’égard du fournisseur.
La ristourne fait partie des réductions de prix, qui ne constituent pas la rémunération d’un service, et n’a donc pas à être justifiée par la fourniture d’un service par le distributeur. La réduction de prix peut intervenir avec ou sans contrepartie. La réduction de prix avec contrepartie constitue une possibilité et non une obligation.
Pour le GALEC, la négociation particulière du prix de vente et la réduction de prix, constituent l’objet même des CPV, qui sont devenues le siège de la liberté contractuelle en matière de détermination du prix et s’ajoutent à la négociation des CGV. La LME a fait, selon lui, disparaître toute contrepartie ou justification aux CPV.

Ainsi, est également posée à la Cour, la question de savoir si un avantage tarifaire négocié en CPV doit ou non obligatoirement comporter une « contrepartie » ou justification de la part de l’acheteur.
III. LES REPONSES APPORTEES PAR LA COUR

A. Sur le contrôle du prix négocié via le « déséquilibre significatif »
La Cour rappelle tout d’abord que « la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 dite « LME »
a posé le principe de libre négociabilité des conditions de vente et notamment des tarifs en supprimant l’interdiction per se des discriminations tarifaires, mais a maintenu le principe selon lequel les conditions générales de vente (CGV) constituent le socle de la négociation commerciale. »

La Cour poursuit en soulignant que « la libre négociabilité tarifaire se traduit notamment par la possibilité, prévue à l’article L. 441-6 du code de commerce, pour le fournisseur de convenir avec le distributeur de conditions particulières de vente (CPV).

La Cour précise que « toutefois, les obligations auxquelles les parties s’engagent en vue de fixer le prix à l’issue de la négociation commerciale doivent être formalisées dans une convention écrite. Cette formalisation dans un document unique doit permettre à l’administration d’exercer un contrôle a posteriori sur la négociation commerciale et sur les engagements pris par les cocontractants. En effet,
le principe de la libre négociabilité des conditions de vente et des tarifs, qui n’est pas sans limite, est encadré par les dispositions de l’article L. 442-6 du code de commerce qui prohibent les pratiques restrictives de concurrence et notamment le fait “de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties” ».

« Il résulte de l’alinéa 7 de l’article L. 441-7 précité que « les obligations relevant des 1°(les conditions de l’opération de vente) et 3°(les autres obligations destinées à favoriser la relation commerciale) concourent à la détermination du prix convenu ». L’annexe 2 des contrats-cadres stipule que la RFA GALEC constitue une ristourne prévue au titre des “conditions de l’opération de vente” ayant permis de fixer le prix d’achat des produits par le distributeur. »

Pour la Cour, « si le juge judiciaire ne peut contrôler les prix qui relèvent de la négociation commerciale, il doit sanctionner les pratiques commerciales restrictives de concurrence et peut annuler les clauses contractuelles qui créent un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, même lorsque ces clauses sont relatives à la détermination du prix, et ce en application des dispositions de l’article L. 442-6 I 2°du code de commerce qui sanctionne tout déséquilibre contractuel dès lors qu’il est significatif. »
Ainsi, la Cour d’appel affirme expressément la possibilité pour le juge d’exercer un contrôle sur le prix convenu et ses différentes composantes, s’il existe un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.

B. Sur la « contrepartie » ou justification à la CPV négociée
La Cour rappelle que « l’article L. 441-7 du même code dispose que la convention écrite doit indiquer “les obligations auxquelles se sont engagées les parties …en vue de fixer le prix à l’issue de la négociation commerciale” et en déduit que « la fixation du prix est le résultat des obligations réciproques prises par le fournisseur et le distributeur au cours de la négociation commerciale et que ces obligations doivent être décrites dans la convention. »

La Cour souligne ensuite que :

« si la loi LME a instauré le principe de libre négociabilité des conditions de vente et fait des CPV le siège de la négociation commerciale, la loi n’a pas supprimé la nécessité de contrepartie ou de justification aux obligations prises par les cocontractants, même lorsque ces obligations ne rentrent pas dans la catégorie des services de coopération commerciale. La réduction de prix accordée par le fournisseur doit avoir pour cause l’obligation prise par le distributeur à l’égard du fournisseur.

De la référence expresse faite par les articles L. 441-6 et L. 442-6 du code de commerce, aux CGV du fournisseur (qui comprennent les conditions de vente, le barème des prix unitaires, les réduction de prix, les conditions de règlement) et à l’interdiction des pratiques restrictives de concurrence, ainsi que de l’exigence que la convention “indique le barème de prix tel qu’il a été préalablement communiqué par le fournisseur, avec ses CGV …” mentionnés à l’article L. 441-7 précité, il résulte que la loi a entendu permettre un contrôle par l’administration du prix négocié par comparaison avec le tarif du fournisseur et du respect de l’équilibre contractuel. »

La Cour précise enfin que « la distinction opérée par la loi [Article L.441-3 C.com] entre les réductions existant au moment de la vente, dites inconditionnelles car non soumises à une condition, et celles non acquises au moment de la vente, dites conditionnelles car soumises à une condition, n’implique pas que les réductions inconditionnelles n’aient pas à être causées par une obligation spécifique à la charge du distributeur exécutée à la date de la vente. »

oOo
En l’espèce, la Cour relève qu’il résulte des pièces versées aux débats par le Ministre que 9 contrats-cadres ne subordonnent le versement de la RFA GALEC à aucune obligation à la charge du distributeur, 22 contrats ne précisent pas l’obligation mise à la charge du GALEC, 29 contrats ne précisent pas le montant du chiffre d’affaires annuel minimum justifiant le versement de la RFA et 57 contrats fixent le montant du chiffre d’affaires minimum annuel à un montant inférieur de près de moitié à celui réalisé l’année précédente et l’année durant laquelle la RFA était due, en justifiant le montant retenu par l’existence d’une incertitude économique inexistante au moment de la conclusion du contrat. Il apparaît que le GALEC savait que “l’incertitude économique” qu’il invoquait avait un caractère fictif puisqu’il calculait les acomptes dus au titre de la RFA sur un chiffre d’affaires prévisionnel proche du chiffre d’affaires effectivement réalisé et très supérieur au montant du chiffre d’affaires sur lequel il s’était engagé envers le fournisseur pour obtenir la réduction de prix.

La Cour considère que, « pour ces 118 contrats-cadres les fournisseurs concernés ont versé une RFA GALEC alors que le distributeur n’a pris aucune obligation ou aucune réelle obligation à leur égard. »
La Cour relève également que le GALEC n’allègue pas que d’autres stipulations permettent de rééquilibrer les obligations des parties.

Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la RFA GALEC a créée un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties aux contrats-cadres en violation des dispositions de l’article L. 442-6-I-2° du Code de commerce et prononce l’annulation des clauses s’y rapportant dans les accords GALEC conclus en 2009 et 2010 avec les 46 fournisseurs visés en annexe de l’arrêt.

S’agissant du versement d’une RFA sous forme d’acomptes mensuels, la Cour considère qu’il « peut être prévu d’un commun accord entre les partenaires commerciaux que son paiement soit mensuel et anticipé, dès lors que les acomptes sont calculés sur un chiffre d’affaires prévisionnel aussi proche que possible du chiffre d’affaires annuel. » Toutefois, la Cour précise que « le versement des acomptes mensuels ne doit pas aboutir à permettre au distributeur de se constituer une avance de trésorerie aux frais du fournisseur en obtenant le paiement des acomptes avant que le prix des marchandises ait été payé », ce qui a été le cas en l’espèce pour de nombreux fournisseurs. La Cour prononce donc l’annulation de la clause dans les accords GALEC conclus en 2009 et 2010, prévoyant l’obligation à la charge des fournisseurs de verser à GALEC des acomptes mensuels prévisionnels de ristournes avant le paiement des marchandises.

Après avoir caractérisé le déséquilibre significatif résultant de ces différentes clauses, la Cour d’appel caractérise également la condition liée à la « soumission » ou « tentative de soumission » exigée par l’article L.442-6-I-2° du Code de commerce. Selon la Cour, « la RFA qui ne figure pas dans les CGV des fournisseurs est prévue dans l’annexe 2 des contrats-cadres, pré-rédigés par le GALEC en 2009 et 2010. » La Cour constate que « les 188 contrats-cadres et leurs annexes ont été paraphés et signés par tous les fournisseurs, sans y apporter de modification. (…) La différence de taux de ristourne appliqué aux fournisseurs n’est pas la preuve d’une négociation dès lors que le taux a été mentionné dans l’annexe 2 pré-rédigée par le GALEC lui-même, lequel n’offre pas de démontrer l’existence de négociations ayant existé avec ses fournisseurs. »
Au total, l’annulation des clauses relatives aux RFA GALEC contenues dans les accords GALEC conclus en 2009 et 2010 avec les 46 fournisseurs visés dans l’arrêt, aboutit à la condamnation de GALEC à verser au Trésor Public la somme de 61 288 677 euros correspondant aux sommes indûment perçues au titre de la RFA GALEC à charge pour le Trésor Public de les restituer aux 46 fournisseurs concernés.
Une amende civile d’un montant de 2 millions d’euros a également été infligée à GALEC.
Suite au prononcé de cet arrêt, Mr Michel Edouard LECLERC, Président des Centres LECLERC,
a immédiatement réagi sur son blog et a déjà annoncé sa décision de se pourvoir en cassation contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris.
Se demandant si l’administration veut « le retour de la Loi Galland et des marges arrière », il considère que cet arrêt « remet en cause la pratique des négociations commerciales, telle qu’elle découle de la LME » et « aboutit à une remise en cause du principe de libre négociation du prix ». Il conclut en écrivant : « Voilà une nouvelle grosse perturbation qui va peser sur les négociations commerciales de 2016 et 2017 ! C’est une véritable épée de Damoclès pour les équipes de négo de toutes les enseignes. Merci Bercy ! »
Nul doute que la position de la Cour de cassation sera très attendue par de nombreux opérateurs économiques et la DGCCRF elle-même.

Dossier à suivre…

 

1- RG n°13/19251.

2-RG n°2011058615.

3- Dans un arrêt du 23 mai 2013 (RG n°12-01166 – Affaire « IKEA »), la Cour d’appel de Paris avait déjà affirmé que cette « notion de déséquilibre significatif, inspirée du droit de la consommation, conduit à sanctionner par la responsabilité de son auteur, le fait pour un opérateur économique d’imposer à un partenaire des conditions commerciales telles que celui-ci ne reçoit qu’une contrepartie dont la valeur est disproportionnée de manière importante à ce qu’il donne. Si (…), il n’appartient pas aux juridictions de fixer les prix qui sont libres et relèvent de la négociation contractuelle, celles-ci doivent néanmoins, compte tenu des termes de ce texte, examiner si les prix fixés entre des parties contractantes créent, ou ont créé, un déséquilibre entre elles et si ce déséquilibre est d’une importance suffisante pour être qualifié de significatif. » Dans 2 récents avis du 21 mai 2015 (Avis n°15/21 & n°15/22), la Commission d’examen des pratiques commerciales (CEPC) a repris cette position, en indiquant que, « quoique l’application de cette règle aux déséquilibres tarifaires ait parfois été contestée, il est incontestable que sa lettre vise « les obligations » de façon générale, sans aucune précision ni exclusion » (Avis n°15/21).

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